Ils ne l'ont jamais su

Marie Didier

 Gallimard, 2015

 

Au monde, au hasard et à l’infini

 

La quatrième de couverture de ce récit qui procède par fragments, classés dans un ordre qui n’est pas toujours chronologique, annonce « l’autobiographie (partielle) de Marie Didier ». Les deux citations placées en exergue l’inscrivent sous le signe du hasard et du questionnement infini sur les « embarras de l’identité » pour parler comme le philosophe Vincent Descombes. « Mais qui suis-je ? » demande Philippe Forest, dans Le Chat de Schrödinger, un volet de son autobiographie où il tente de donner une formulation scientifique aux aspects les plus incompréhensibles et les plus douloureux de sa vie. Quant à Philip Roth, dont le roman La Tache constitue une réflexion troublante sur certains mensonges constitutifs de notre être, qu’ils désagrègent autant qu’ils le font exister, comme si la vie n’était que ce combat entre des forces qui nous dépassent, il permet de lire le récit à venir à côté des vies imaginaires qu’il contient aussi : « Comme une destinée tient au hasard ». Tout l’art de Marie Didier est en effet de montrer subtilement que sa vie aurait pu être bien différente, et prendre un tout autre tour, si le hasard, incarné souvent dans les êtres qui nous précèdent et nous entourent, l’avait décidé autrement. Le hasard, c’est aussi celui de la trajectoire d’un obus « sur un pont de la Loire le 18 juin 40 » : s’il n’avait pas blessé mortellement son père, elle aurait été sans doute élevée dans « des institutions religieuses ». Au « bal des officiers », elle aurait rencontré et épousé peut-être « un jeune sous-lieutenant qui aurait eu un seul rêve : garder à la France toutes ses colonies ». Toute cette vie parallèle ou potentielle, à l’irréel du passé (douceur et rigueur de la grammaire), prend toute sa saveur, quand on sait, comme l’indiquent déjà la quatrième de couverture ainsi que d’autres livres de l’écrivain, qu’elle s’est mariée avec « un professeur de littérature qui, après sa désertion en opposition à la guerre d’Algérie, connaîtra un temps la prison ». Ce seul exemple permet de comprendre que le livre se donne aussi à lire comme une fresque, où l’Histoire « avec sa grande hache » a tranché dans le vif, comme dans la vie et l’œuvre de Georges Perec, et se tisse avec le fil des jours, l’impalpable douceur des choses et des paysages parfois, et souvent la dureté immense de ce qui est à vivre : « le nid de souris découvert un soir sous l’oreiller, l’araignée velue sur le revers du drap, la bande affolée de chauves-souris […], le crapaud écrasé sous la porte de la cuisine, les tripes éclatées sur les dalles du corridor », dans les villages où la mère assure des remplacements d’institutrice « en autobus ou en bicyclette », emmenant la petite avec elle, cependant que la grande sœur va « en pensionnat au lycée de la ville ». Enfance « sans fêtes, sans joies et sans projets » : rythme ternaire parfait pour dire la « vie massacrée de la mère », et la marque laissée sur les deux filles rendues par elle « peu douées pour la joie ». Aucun pathos pourtant ne vient alourdir ce récit souvent très lyrique et incarné : à aucun moment l’auteur ne s’apitoie sur son sort, et on a plutôt l’impression qu’elle ne cesse de dire sa gratitude pour tout ce qui lui a été donné de vivre, et de s’émerveiller de sa présence au monde, au côté des autres et grâce à eux.

 

Car c’est aussi une autobiographie des autres, si l’on peut dire : sans cesse l’auteur, au moyen de l’humour, ou d’une notation un peu décalée qui vient remettre les pendules à l’heure, effectue un pas de côté salvateur et sain, pour se décoller du si collant ego des écrivains, et adhérer discrètement mais non moins fermement à des valeurs qui pourraient nous faire vivre ensemble, dans une communauté humaine qui fut, ou qui vient… C’est un grand livre générationnel où se reconnaîtront bien des enfants de la guerre, qui à peine devenus adultes se trouvèrent confrontés à la Guerre d’Algérie, quand ils ne furent pas embarqués dans ses « événements ». Et c’est aussi un récit qui intéressera les sociologues, comme ceux d’Annie Ernaux : cette traversée de l’Histoire de 1940 à nos jours, est aussi une traversée de milieux sociaux. La découverte d’une grande maison bourgeoise, au bras de Marc qui fit d’elle « une amante émerveillée » et la présenta à sa mère, permet à la jeune femme d’entrevoir « deux grandes salles de bains », à l’étage, un « luxe inouï », tout comme la « femme de ménage ». Cette fille de militaire choisit d’étudier la médecine et d’épouser un professeur de lettres déserteur, que son statut d’ancien Ulmien sauvera un peu aux yeux de la belle-famille. Elle se trouve ainsi au croisement de bien des « habitus », au sens de Pierre Bourdieu, et à un poste d’observation privilégié de la société française, de ses débats et de ses secousses. Est-ce la tuberculose contractée très jeune et l’isolant longuement du monde, qui l’a orientée vers la médecine ? Sur cette maladie, elle en dit très peu, ayant peut-être déjà écrit ce qui lui importait à ce sujet dans son récit Dans la nuit de Bicêtre, consacré à Jean-Baptiste Pussin qui libéra les fous de leurs chaînes, à la fin du XVIIIe siècle. C’est le seul livre d’elle qu’elle évoque, avec le premier, Contre-visite, qu’elle a pu écrire à partir de notes sur ses consultations de gynécologue, aussi bien dans son cabinet, qu’en dispensaire ou dans des camps de gitans. Elle ne cède pas à la mythologie de l’écrivain ou de la vocation, ni à la célébration de son talent débouchant sans encombres sur une publication qui le reconnaît et le fait connaître du même coup. Elle doit beaucoup, pour l’écriture de son premier livre, à la relecture exigeante d’un ami gravement malade qui était venu se reposer et se soigner chez elle et son mari. Il l’encourage à se relire, à reprendre des passages, à en supprimer ou en développer d’autres. Il la met en garde contre le moralisme de certains commentaires, et elle a bien retenu la leçon, refusant de se donner en modèle, aussi bien dans ses engagements militants (comme sa pratique clandestine d’avortements dans son cabinet, avant la légalisation) que dans ses prises de position sur les discours racistes du « borgne » et de sa fille. Ennemie de toute bonne conscience ou bien-pensance, toujours dans la recherche d’une meilleure compréhension de l’autre, y compris de Mado (qui figurait dans les remerciements à la fin de Dans la nuit de Bicêtre) qui l’aide dans ses problèmes informatiques et s’occupe de ses manuscrits, et peut dire en sortant du métro : « Ça pue tous ces Noirs. Et ces Arabes, ils occupent toutes les places. Quelle honte tous ces gens qui ne foutent rien. Ils prennent le travail de nos gosses et ils se font soigner à l’œil. » Avec subtilité, le jugement se déplace, trouve sa véritable cible, dans une adresse à la deuxième personne (comme celle utilisée dans le récit de la vie de J.-B. Pussin) : « Tu ignores pourtant que des écrivains, des intellectuels français connaissant Balzac, Valéry, les lieder de Schubert et les dernières expositions du Grand Palais à Paris, s’autorisent dans leurs livres, leurs articles ou autour d’une bonne table entre amis, à proférer les mêmes insanités que celles que tu m’assènes avec tranquillité. Mais leur langue est tellement plus châtiée, tellement plus posée que la tienne. Ils ne sont surtout pas racistes, précisent-ils toujours, mais il faut bien tout de même sauver notre culture, nos paysages, limiter tous ces minarets, ces prières dans la rue et ces femmes voilées. Bref, il faut arrêter de défigurer notre langue, nos rues et nos écoles. Sinon, que vont devenir nos enfants ? » Cette ironie vise les mêmes intellectuels que ceux que dénonçait Annie Ernaux dans sa tribune du Monde contre le pamphlet raciste de Richard Millet qui « déshonore la littérature ».

 

Les noms propres sont rares dans ce récit d’un écrivain qui connaît pourtant des personnalités connues et reconnues. Elle ne se complaît pas dans la pratique si valorisante du name-dropping et les ceux d’elle cite, rarement, sont autant d’hommages fervents, comme les prénoms de ses amis qui n’ont pas acquis cette célébrité. Ainsi sur son refus de se déclarer publiquement « avorteuse », comme l’ont fait d’autres médecins à la suite du Manifeste des 343 salopes : « Je me sentais seulement proche de ce qu’exprimaient les professeurs Monod et Milliez lors du procès de Bobigny. Ils avaient pris ce jour-là leurs responsabilités sans se demander s’ils étaient liés à un mouvement ou à un autre ». Claude Roy et Jean-Bertrand Pontalis apparaissent également au détour de ces pages, infiniment aimables et intelligents, simplement généreux et sans que l’auteur en profite pour tirer la couverture à elle ni se faire valoir. On est sensible à ce refus de l’épate chez un écrivain qui quitte son lecteur sur l’image d’une femme qui « reprend [sa] canne » au lieu de « sauter à l’arrière » d’une Harley- Davidson et « serrer les bras autour de la taille » du motard qui lui sourit, et dont la moto s’éloigne dans « un ronronnement de velours ». Il s’agit, on le voit sur cet exemple, d’un livre très sensuel, plein de notations subtiles sur le ciel, les fleurs, les bains de mer, le sentiment d’être « au monde » plutôt que « dans son monde », sans jamais renoncer à tous les plaisirs que cela apporte, comme le rappelle le chapitre hilarant sur la retraite abrégée de l’auteur dans un « centre zen » : « Impossible de tenir droit sur ce foutu coussin. Impossible d’allonger les jambes. Trop chaud. Pas fait l’amour depuis trois jours. Envie de me coucher par terre. Envie de fumer. Comment calmer cette douleur entre les omoplates. Je veux rentrer à la maison. Qu’est-ce que je fous ici ? »

 

Dans la citation liminaire de Pierre Michon, il est question de changer les échecs en « or ». Marie Didier réussit à merveille cette alchimie toute baudelairienne et donne ici un grand livre de sagesse, sans prêchi-prêcha ni pensées toutes prêtes ou conseils en surplomb qui jugeraient le lecteur. Elle se place, comme on dit, à hauteur d’homme, de femme dans son époque, et à sa manière discrète mais non moins assidue et tenace, grâce à un travail exceptionnel mené depuis ses études de médecine et jamais trahi depuis, elle aide ses lecteurs à vivre, à décider, à choisir. Il était temps qu’à son tour elle le sache.

 

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Cette chronique est parue dans le numéro 34